XI
À Bruxelles, le lendemain, Bob ne put rencontrer le Dr Packart le matin, comme il l’avait espéré, mais l’après-midi seulement. Le zoologiste reçut le Français dans son vaste cabinet de travail du Muséum d’Histoire Naturelle. C’était un géant à la chevelure sombre et bouclée, toujours un peu en désordre. Il possédait cette allure franche et décidée, cette maîtrise de soi doublée d’une discrète bonhomie qui est l’apanage des êtres voyant la vie en face, avec intelligence et lucidité.
Le Dr Packart tendit à son visiteur une large main, que Bob serra, et il lui désigna un siège en face de lui, de l’autre côté du grand bureau de bois poli, aussi large qu’une plaine de manœuvres, ou presque.
Quand Morane se fut assis, le zoologiste prit aussitôt la parole.
— Ainsi, mon cher Bob, dit-il, vous êtes venu spécialement à Bruxelles pour me rencontrer. Voilà une circonstance à laquelle je suis très sensible. Si je puis vous être utile en quoi que ce soit, croyez que je me ferai un plaisir de vous rendre service… Bob sourit.
— Je savais ne pas devoir m’attendre à moins de vous, cher ami…
Et, aussitôt, il entra dans le vif du sujet.
— Il y a quelques mois, commença-t-il, lors de notre dernière rencontre, vous m’avez parlé de la Jacinthe d’eau et des ravages qu’elle occasionne aux États-Unis et au Congo en entravant la navigation, en envahissant les pêcheries, en empêchant toute vie aquatique de se développer…
Le Dr Packart avait hoché la tête.
— Je me souviens en effet de vous avoir parlé de cela, mais je ne pense pas que vous ayez fait le voyage de Paris à Bruxelles seulement pour m’entretenir de la Jacinthe d’eau.
— C’est au contraire pour cette raison, et pour aucune autre que je suis venu, répondit Bob. Avant de vous en étonner, laissez-moi vous raconter une histoire…
Par le détail, Morane relata alors à son hôte ses derniers démêlés avec Monsieur Ming. Quand il eut terminé, Packart demeura un long moment silencieux, comme s’il se recueillait.
— Je comprends où vous voulez en venir, Bob, dit-il. Vous supposez que votre Monsieur Ming aurait l’intention, en implantant la Jacinthe d’eau le long de la vallée du Nil, de paralyser toute l’économie égyptienne et de réduire à la famine un peuple qui, vous ne l’ignorez certainement pas, dépend entièrement des crues du fleuve, crues qui, seules, permettent l’irrigation et la fertilisation des terres riveraines…
— Réduire à la famine le peuple égyptien tout entier ? interrogea Morane. Cela pourrait réellement présenter une telle gravité ?
— En ce qui concerne l’Egypte, ce danger est réel, car les jacinthes, en obstruant l’entrée des canaux d’irrigation, empêcheraient ceux-ci de remplir leur fonction. En outre, elles bloqueraient les barrages, couperaient la route aux vapeurs et empêcheraient la faune des rivières de se développer. Je le répète, ce serait là une catastrophe pour l’Egypte, la misère, la famine pour des millions d’hommes. Ceci n’est d’ailleurs pas une vaine menace, car la colonisation des rives du Nil par l’Eichhornia crassipes a déjà commencé, et elle s’étend avec une telle rapidité que l’on peut se demander SI ELLE N’EST PAS PROVOQUÉE DANS DES INTENTIONS CRIMINELLES. Il y a trois ans à peine, la jacinthe n’était pas présente dans le Haut-Nil, ou Nil Blanc. Deux ans après, elle l’avait envahi tout entier et elle a aujourd’hui atteint les abords du barrage de Jebel Aubia, près de Khartoum. Cela représente une progression de quelque deux mille kilomètres en trois années à peine. Admettez maintenant que l’Ombre Jaune ait décidé d’accélérer la progression du fléau en transportant des plants d’Eichhornia beaucoup plus bas sur le fleuve, aux environs de la première cataracte par exemple. Ce serait une catastrophe. Les terribles plantes envahiraient tout le Bas-Nil, y amenant la famine à brève échéance.
Packart se tut, se frotta le dos de la main gauche de la paume de sa main droite ouverte, puis il reprit :
— Naturellement, nous possédons des moyens de lutte contre une telle invasion. L’écrasement, la dissécation ou l’immersion des plantes se sont révélés efficaces mais assez onéreux. Quant à la calcination à l’aide de lance-flammes, elle n’a obtenu que des résultats momentanés, les jacinthes repoussant après l’opération. Les hormones, elles, se révélèrent plus efficaces, mais on se heurta à des difficultés de dosages, ces dosages devant être différents suivant la température, l’insolation, la pluviosité, la nature du sol, l’état physiologique des plantes à détruire ; autant de facteurs qui influent sur la virulence du produit… Pourtant, une nouvelle découverte semble devoir, à brève échéance, donner à l’homme une possibilité de combattre, plus efficacement qu’il n’a été fait jusqu’ici, cet insidieux et redoutable fléau. Nous avons en effet remarqué qu’un acarien minuscule, le Tetranychus telarius, attaquait et détruisait rapidement les plantes d’Eichhornia crassipes cultivées dans les aquariums d’élevage de nos laboratoires. Ces petits arachnides percent les cellules de la plante avec leurs trompes et en sucent le protoplasme. Les tissus du limbe sont ainsi détruits par ces piqûres répétées et ces lésions privent la plante de la chlorophylle nécessaire à sa vie. Les feuilles se nécrosent alors et périssent. Dès que cette destruction est accomplie, les acariens passent à d’autres feuilles, à d’autres plantes, et les attaquent de la même façon. On peut donc considérer que l’on possède aujourd’hui une arme biologique efficace contre la Jacinthe d’eau, arme que l’on pourrait d’ailleurs perfectionner en sélectionnant un virus qui, transporté par les acariens, serait transmis à la plante ; celle-ci se verrait ainsi attaquée, en même temps, de deux façons différentes. On a songé également à créer une race de Tetranychus géants en les soumettant à des radiations qui les rendraient tétraploïdes, ce qui veut dire que le nombre de leurs chromosomes serait multiplié par quatre. Cela aurait tout naturellement pour résultat d’augmenter considérablement la taille des acariens. Cette transformation se faisant au niveau des chromosomes, le gigantisme ainsi acquis deviendrait héréditaire. On assisterait donc à une véritable mutation… Et le Dr Packart conclut :
— Comme vous pouvez vous en rendre compte, si votre Monsieur Ming a le pouvoir de déclencher un fléau sur l’Egypte, nous avons de notre côté celui de conjurer ce fléau avant même qu’il ait atteint des proportions vraiment sérieuses.
— Puis-je vous demander, interrogea Bob, si, au cas où mes craintes se révélaient exactes, vous pourriez communiquer vos découvertes au gouvernement égyptien afin qu’il fasse aussitôt le nécessaire pour prévenir la menace ?
— Cela va de soi, fit le zoologiste. Si Ming agit comme vous le pensez, c’est là un véritable crime contre l’humanité qu’il s’apprête à commettre, et ses desseins doivent à tout prix être contrecarrés. Nos découvertes au sujet de l’action du Tetranychus sur la Jacinthe d’eau n’ont d’ailleurs rien de secret, et nous sommes prêts à les communiquer au gouvernement égyptien dès que vous aurez des certitudes en ce qui concerne les plans de Ming…
L’entretien était terminé. Bob Morane prit donc congé du Dr Packart en lui promettant de l’avertir dès qu’il aurait des nouvelles, quelles qu’elles fussent…
Quand Bob eut quitté le Muséum, il ne rentra pas directement à son hôtel. Comme le soir tombait, il alla prendre l’apéritif dans un grand café de la porte Louise, pour dîner ensuite dans un restaurant chinois situé à proximité. Vers neuf heures du soir, il regagna l’« Albert Ier » afin de goûter un sommeil réparateur pour, le lendemain, dès l’aube, reprendre la route de Paris.
À peine cependant avait-il pénétré dans le hall de l’hôtel que l’employé au téléphone le héla discrètement :
— Monsieur Morane !… Monsieur Morane !… Bob s’approcha et, aussitôt le standardiste lui dit :
— On vous a téléphoné à plusieurs reprises de Paris au cours de l’après-midi. On a demandé que, dès votre retour, vous rappeliez ce numéro…
En parlant, l’employé tendait à son interlocuteur un carré de papier sur lequel était inscrit un numéro de téléphone. Bob reconnut aussitôt le sien. Il rendit le papier au téléphoniste, en disant :
— Passez-moi ce numéro dans ma chambre, dans cinq minutes…
Cinq minutes plus tard, Morane, assis sur son lit, était mis en communication avec Paris. Immédiatement, il reconnut la voix de Bill Ballantine :
— Allô… C’est vous, commandant ?
— C’est moi, Bill. Du nouveau ?
— Oui… Ce midi, j’ai reçu le coup de fil que vous attendiez. De Miss Orloff. Quand elle a su que vous étiez à Bruxelles, elle a affirmé vouloir vous y rejoindre sans retard, car elle avait de graves révélations à vous faire. Elle m’a demandé le nom de l’hôtel où vous étiez descendu, mais je me suis méfié, et je n’ai rien voulu lui dire. Elle m’a alors déclaré qu’elle partait immédiatement pour Bruxelles et qu’elle y descendrait à l’hôtel « Métropole ». Elle m’a également demandé de vous communiquer ce renseignement par téléphone, pour que vous vous mettiez aussitôt en rapport avec elle…
— L’hôtel « Métropole », fit Bob. Je connais… Ce n’est pas bien loin d’ici, à quelques centaines de mètres à peine. Je vais m’y rendre aussitôt…
— Soyez prudent, commandant, conseilla l’Ecossais. Après tout, nous ne pouvons être certains que cette charmante demoiselle ne joue pas un double jeu. À plusieurs reprises, certes, elle vous a indiqué la façon d’atteindre l’Ombre Jaune mais, chaque fois aussi, Ming semblait vous attendre…
— Je sais, Bill, je sais, mais ce n’est pas Miss Orloff qu’il faut accuser de cela. N’oublie pas que Monsieur Ming n’est pas n’importe qui et qu’il ne se laisse pas surprendre aisément. N’oublie pas non plus que c’est grâce à Miss Orloff que nous avons pu sauver jadis notre ami Jack Star des griffes de l’Ombre Jaune…
— Tenez-vous malgré tout sur vos gardes, commandant…
Bob se mit à rire.
— Sois tranquille, mère poule, jeta-t-il à l’adresse de son ami, je serai aussi prudent qu’un funambule franchissant les chutes du Niagara sur son fil de fer. Je te rappellerai d’ailleurs dès que j’aurai vu Miss Orloff, pour te rassurer…
Sur ces paroles, Bob raccrocha. Quittant à nouveau sa chambre, il gagna alors la rue, traversa la place Rogier et se mit à marcher le long du boulevard Adolphe Max, en direction de la place de Brouckère, où s’élevait l’hôtel « Métropole ».